Il était une fois trois sœurs. Ura, l'aînée, était une superbe Pandawa, une jeune fille que les jeunes hommes aimaient à regarder. Ses cheveux de jais lui tombaient dans le dos avec grâce, car elle se refusait de se plier à la coutume des chignons.
Taina, la seconde, était grande, avec un visage parfait.
Quant à Manihini, la plus jeune, était née naine et bossue. Souvent l'on se moquait d'elle, de sa laideur, de tout ce qui la rendait différente et qui effrayait les villageois. Elle en souffrait beaucoup, bien entendu, pleurant à chaudes larmes chaque soir de son existence.

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Un jour, on annonça la venue du fils d'un grand Roi, qui cherchait une épouse. Toutes les jeunes femmes prêtes à marier furent bien évidemment invitées à la grande réception qui fut donnée en son honneur. La seule condition fut qu'elles soient vêtues de la même manière, sur un pied d'égalité, que les jeunes roturières ne fussent pas désavantagées face aux filles de bonne famille. Une simple robe blanche et une couronne de fleur sur la tête.
Craignant les quolibets, Manihini ne voulut pas s'y rendre, mais sa mère l'y encouragea : «Je te défendrai ! Malheur à celui qui osera se moquer de ma fille cadette !».
Une semaine durant, les jeunes filles se préparaient pour ce grand évènement, et le jour J arriva promptement.

Au coucher du soleil, un bateau brillant de mille feux glissa vers la côte, débarquant un jeune homme charmant à souhait, et un vieil homme. Les deux personnages descendirent de l'embarcation, suivis par une ribambelle de serviteurs portant des cadeaux éblouissants. Le chef du village vint les accueillir, et ainsi la soirée put débuter.
Lors de la célébration, les jeunes filles furent mises à l'écart jusqu'au petit matin, pour défiler à l'aube devant l'héritier. Parmi toutes, Ura était incontestablement la plus belle; et Manihini fut la dernière à passer, sous les rires de la foule, ce qui avait semblé faire grossir encore plus la lourde bosse qui pesait sur son dos.

Mais au terme de la fête, aucune jeune fille ne fut choisie comme épouse. Ura était folle de rage :

«C'est de ta faute, Manihini ! Le prince ne m'a pas choisie car il ne voulait sûrement pas être le beau-frère d'une bossue ! Jamais il ne voudra remettre les pieds ici ! Tu aurais du te cacher au lieu de venir faire honte à notre famille !»

Ce qui fit bondir la mère. Celle-ci, d'un seul geste, lui fit comprendre l'impertinence de ses propos déplacés.
Ura partit, telle une furie, bien décidée à se venger de cette sœur qui n'était pas à la hauteur selon elle.

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Quelques temps plus tard, Manihini s'adossa à un grand Bambouto Sacré, après une baignade dans l'eau turquoise de la mer. La fatigue la fit s'endormir, puis rêver. Dans ses songes, elle entendit une voix :

«Je suis un tumu Hora, je vais faire disparaître ta bosse, et affiner les traits de ton visage.»

Hélas, lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle sentit toujours son énorme bosse dans son dos, et rentra chez elle, la mine triste.
Plusieurs lunes s'écoulèrent, jusqu'à l'annonce de la nouvelle venue de l'héritier. A nouveau, les jeunes femmes se préparèrent, pour être les plus à leur avantage lors du prochain défilé. Manihini ne voulut pas s'y rendre, suppliant sa mère de ne point l'y forcer :

«Mère, je vous en supplie, j'ai tellement eu honte la dernière fois, je ne veux pas y aller...
_ Le prince veut voir toutes les jeunes filles, n'aies crainte, je resterai près de toi.»

D'ailleurs, Ura paraissait avoir changé depuis que la nouvelle fut officielle, accompagnant sa jeune sœur à la pêche ou pour ramasser des coquillages.
Manihini, en confiance, lui raconta le rêve étrange qu'elle avait fait, et lui montra l'arbre en question. Ura plissa les yeux : elle tenait le moyen de se venger.

Le jour-même, un grand bateau blanc se dirigea vers l'île à la tombée de la nuit, son pont était magnifiquement fleuri et illuminé. Le jeune homme et le vieillard se trouvaient à son bord, rayonnants.
Une fois de plus, le chef du village les accueillit dignement.
Le prince salua les villageois, puis dit à Ura :

«Je t'ai remarquée la dernière fois, tu es sans conteste la plus belle fille de l'île.»

La jeune Pandawa ne se sentit plus de joie : c'est elle qui serait son épouse !
Mais le jeune homme ajouta :

«Je voudrais seulement savoir où est ta sœur Manihini, je ne la vois pas parmi les Pandawas invitées.»

Ura pâlit, et se mit à trembler. Elle tenta de s'enfuir, mais le vieillard la saisit par le bras lestement, et lui ordonna d'une voix grave et sèche :

«Conduis-nous à l'endroit où tu as cachée ta sœur !»

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Ura fut bien obligée d'obéir, et guida les deux hommes ainsi que les villageois présents au bord du rivage : Manihini était bâillonnée et attachée au pied d'un arbre ! Elle ne bougeait plus, sa mère accourut, en larmes, croyant sa fille cadette morte. Le vieillard prit alors la parole :

«Ne vous inquiétez pas, elle est simplement inconsciente.»

Levant une main, le bâillon et les cordes tombèrent à terre en un instant. Manihini ouvrit les yeux, disant d'une voix faible en se relevant :

«Où suis-je ?
_ Près d'un arbre sacré, un tumu Hora, lui répondit le vieil homme. Appuie-toi contre son tronc.»

Encore sous le choc, la jeune Pandawa lui obéit sans chercher à comprendre, et se sentit tout à coup grandir, et sa bosse se rétracter. Son visage s'affina, et ses cheveux tombaient en cascade le long de son dos. Elle était devenue la plus belle jeune femme de l'île, assurément, sous l'œil incrédule des villageois, abasourdis par la transformation à laquelle ils assistaient.
Le vieil homme reprit alors la parole :

«Tu ne rêves pas, Manihini. Mon fils, le prince de la lumière, te prendra pour épouse.»

Se retournant vers Ura, il dit d'une voix grave :

«Toi, tu porteras la bosse de ta sœur.
_ Non ! Non pas ça, supplia Manihini. Faites comme moi, noble vieillard, pardonnez-lui !»

Sa requête fut acceptée, et les deux tourtereaux purent partir vers de nouveaux horizons, glissant vers le soleil dans le grand bateau blanc par lequel le roi et le prince vinrent sur l'île.
Quant à Ura, sa vieillesse fut aussi prématurée que sa beauté fut grande; c'était sans nul doute la punition que le tumu Hora, cet arbre sacré, lui avait réservé, lui qui avait entendu les lamentations et la peine de sa sœur, qui sait ?

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